La lenteur apparente de la forme réside dans cette règle simple : obtenir une conscience corporelle globale lors d’un mouvement. Nous devons pratiquer à la vitesse parfaite où la conscience corporelle s’unifie dans le geste. Il en va de la répétition de la forme comme de la pratique des gammes d’un instrument. Acquérir un nouveau vocabulaire, pour un nouveau langage. Dans un premier temps il faut rendre au corps toute l’attention qu’il mérite dans cet apprentissage. Faire passer le geste conscient à l’imprégnation inconsciente et progressive du schéma corporel éduqué à cette forme.
Chaque séquence met en accord l’intention et la forme
Dans la forme du taijiquan que nous pratiquons, chaque séquence met en accord l’intention et la forme. Et ce n’est pas une forme abstraite, non c’est tout simplement la forme du corps. Qu’est-ce que cela signifie ?
Chaque mouvement exécuté va avoir du sens – Pousser, lever, tirer, dévier sur le côté etc., et mettre en œuvre un principe de première importance en énergétique chinoise : le yi fait bouger le yi.
Le geste part d’une intention (yi), une mobilisation de l’énergie interne (qi) afin de mouvoir le corps. La forme montre dans le mouvement général du corps le chemin propre à ne pas bloquer ni gaspiller l’énergie initiale. Le qi part du dantien inférieur (approximativement près du centre de gravité du corps), doit se déployer et rejoindre la périphérie, c’est-à-dire le pied, la main, la tête, etc. Il est nécessaire d’apprendre au corps une forme particulière, qui provienne à la fois d’une détente générale, et d’une utilisation juste des chaînes musculaires, donnant au geste la sensation perceptible de l’unité, que ce soit intérieurement ou dans la lisibilité extérieure.
Si nous devons répéter la forme quotidiennement afin d’inscrire ces rythmes et ces transformations dans la profondeur neuronale, c’est que la complexité de cette unité du mouvement ne peut apparaître que progressivement au fil des années. Comme je l’ai décrit dans le prologue concernant l’harmonie des plis et des segments, l’information véhiculée par le yi n’est pas uniquement due à l’influx nerveux et sa connectique, elle utilise des réseaux beaucoup plus rapides, ceux du qi. Pour le débutant, l’essentiel est d’obtenir une détente susceptible de retrouver pour chaque muscle la bonne physiologie.
Un exemple pragmatique : la position à demi-fléchie qui est commune à toutes les formes du taijiquan.
Sa nature même est l’enracinement dans le dantien et une bonne liaison au sol. Lorsqu’on commence le taijiquan on n’utilise pas correctement la physiologie musculaire pour garder cette posture basse. Il n’y a rien de spontané dans le bon choix que le corps va faire initialement. Il va tout simplement essayer de tenir cette posture avec les muscles qui sont le plus souvent sollicités dans le quadriceps, le vaste interne, vaste externe et le droit antérieur. Or ces muscles sont des muscles de vitesse. Le muscle postural, lorsque l’on tient le membre inférieur dans cette position d’enracinement, est le crural, le muscle yin qui se situe tout près du fémur. Le corps a l’habitude d’étendre la jambe complètement ou de la plier vivement et nous utilisons les muscles de vitesse du quadriceps qui sont superficiels pour une fonction posturale, ce qui est un chemin erroné de la conduction du mouvement, et qui entraîne une grande déperdition d’énergie comme la sensation d’extrême difficulté pour l’ensemble de la cuisse du débutant. Cependant grâce à la répétition quotidienne, petit à petit le muscle profond prend la relève et sa fonction posturale devient naturelle. Il s’agit là à la fois d’un entraînement physique, et d’une pratique consciente d’une harmonie toujours préservée entre les plis et les segments dans l’ensemble du membre inférieur, pieds, jambes, cuisse et bassin. D’un point de vue neurologique, il se crée de nouvelles synapses dans le cerveau, les adaptations nécessaires pour une bonne gestion musculaire, une redistribution des physiologies musculaires en fonction de ces nouveaux besoins.
L’utilisation quotidienne du taijiquan pour le traitement de certaines pathologies.
Taichi chuan style Yang Sau ChungEn kinésithérapie, le traitement des scolioses, des pieds plats, et de nombreuses autres pathologies chroniques relèvent d’un travail assidu, assez fastidieux pour les sujets, qui n’est pas réellement satisfaisant lorsque j’y pense avec du recul. Par contre il m’a été donné l’opportunité d’effectuer des rééducations pendant cinq ans en utilisant le taijiquan appliqué à de nombreuses pathologies. C’est dans le centre de rééducation du Grau-du-Roi que j’ai pu apprécier l’efficacité de la répétition des exercices de taijiquan. Sans faire le détail de tous les cas que j’ai pu y rencontrer, cette pratique clinique m’a conforté dans l’idée qu’une pratique consciente des étirements spiralés du taijiquan est certainement une des rééducations les plus performantes qui soit. La répétition de la forme est l’occasion par notre attention renouvelée, de créer un chemin mettant en accord la cinésiologie et l’énergétique. Lorsque quelqu’un s’entraîne, c’est-à-dire qu’il fait des efforts volontaires pour récupérer une amplitude normale pour retrouver sa stature naturelle, il manque une dimension essentielle : une véritable conscience globale, la capacité de replacer l’élément pathologique dans un ensemble. Par le taijiquan nous assistons à une résilience du cerveau, une reconstruction profonde à partir du schéma corporel de l’enfant jusqu’à celui de l’adulte. Une pratique quotidienne peut par exemple harmoniser des courbures vertébrales, mais aussi permettre simultanément l’évolution des courbures du pied. En effet un pied plat peut correspondre à un manque de maturité de certains aspects du schéma corporel. Il s’agit des relations de l’évolution du crâne et du pied. Sans une pratique quotidienne cette maturation ne pourra se faire totalement. C’est parce qu’on marche quotidiennement que l’on n’a plus à penser à notre marche, c’est parce que l’on pratique quotidiennement que l’évolution de toutes les composantes du mouvement pourra avoir lieu. Il n’est pas impossible de voir une évolution du pied en même temps qu’un approfondissement de la conscience corporelle dans la pratique de la forme répétée inlassablement.
La forme comme nourriture
Le boulanger tous les matins présente des croissants à sa clientèle. Croissant du jour identique à celui de la veille, il est pourtant unique et résulte d’un processus de transformation complexe pour rentrer dans un autre processus, celui de la digestion. Le croissant est semblable à lui-même.
La forme paraît tous les matins être identique à celle de la veille et cependant elle est unique. Elle résulte d’une transformation lente de notre conscience corporelle. Elle passe d’une identification au corps physique à une reconnaissance en soi de la possibilité d’une perception énergétique de ce corps. Jour après jour la mobilisation du qi par le yi, remplace la mobilisation du corps physique par la volonté et le muscle. Non pas qu’il ne faille pas de muscles pour déplacer le corps, mais parce que nos déplacements vont progressivement pouvoir se faire simultanément à l’intention que nous en avons. C’est-à-dire avec de moins en moins de distance entre ce que l’on pense faire et ce que l’on fait effectivement. Au départ il faut une grande volonté pour reproduire la forme d’une façon plus ou moins calquée sur le modèle extérieur. Puis la réappropriation par la répétition va permettre de se débarrasser de multiples attentions locales. Il s’agit de la mise en place d’automatismes au niveau du rythme, de la respiration, des différentes pressions du corps. Cela débouchera sur la fluidité du mouvement, du centre à la périphérie et de la périphérie au centre. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces automatismes vont rester d’une certaine manière accessibles à la conscience. Lorsqu’on pratique une forme basique elle comprend très peu d’éléments de yin yang comme opposés complémentaires. Après trois ou quatre ans de pratique quotidienne le mouvement devient vraiment circulaire, et la conscience centrale. Alors on peut commencer à entrevoir le mouvement dans les trois plans de l’espace et pratiquer efficacement la forme du qi. Il est évident que chaque école a une progression technique permettant d’approfondir les différentes couches énergétiques et d’accéder à une conscience de l’unité dans le mouvement, par exemple dans le fa jin.
La forme comme méditation
Dans l’optique où l’on pratique le taijiquan comme une méditation en mouvement, il apparaît clairement que seule la régularité de la pratique permet de passer d’une dimension musculaire et volontaire à une dimension énergétique et intentionnelle. Cependant…
« La part inhérente de Qi
ne croît
ni ne décroît,
mais elle peut se modifier qualitativement.
C’est une question de point de vue. »
En prenant l’exemple du croissant du boulanger tout à l’heure, j’ai voulu montrer que la pratique de la méditation en mouvement est en quelque sorte une forme de nourriture renouvelée chaque jour. Mais comme pour la nourriture, il est bon parfois de jeûner, et lorsque la pratique s’arrête pour quelques jours, on peut avoir la bonne surprise de s’apercevoir que certains mouvements jusqu’alors quelque peu crispés sont devenus plus fluides. Comme le jeûne peut être bon pour le système digestif, ne pas se tendre vers un objectif d’une façon trop volontaire peut être salvateur. En effet les tensions proviennent autant d’un passé accumulé dans notre corps que d’une recherche de perfectionnement en vue d’un futur hypothétiquement meilleur. L’idéal est de pratiquer quotidiennement comme si l’on était en vacances, sans chercher autre chose que ce qu’il y a là, avoir la patience d’accepter ce que nous sommes dans le présent. Cette forme d’acceptation de notre imperfection est en elle-même suffisante pour susciter des changements importants dans la détente, et par conséquent dans la fluidité.
François Loutrel
Responsable de la branche ITCCA Méditerranée